"Il faut tourner 7 fois sa langue dans la bouche avant de parler… "

Dr Christine ROMAGNA

"Il faut tourner 7 fois sa langue dans la bouche avant de parler… "

 

Pour introduire nos Rencontres sur le thème de la langue, j’ai choisi cette expression que me recommandait régulièrement ma grand-mère. Expression populaire qui est incitation à la prudence. Ne pas tout dire, ne pas dire n’importe quoi, et pas n’importe comment. Une incitation à la sagesse, en évitant le bavardage, pire le commérage. Une invitation à la réflexion, à la maturation de ses propos, à l’émission d’une parole juste.

Une expression au figuré, mais qui peut aussi être prise au sens propre, dans la réalité biologique… Car il suffit de faire vraiment ce mouvement pour tester le temps que ça prend, la sensation qui en découle, mise en jeu de la triade sensorialité-tonicité-motricité. Ayant senti le contact sur les dents, un certain besoin de concentration pour arriver à le faire bien, du coup, oui cela incite à ralentir. Et évite considérablement le débit de paroles.

Donc la langue organe est en jeu, tout comme la langue figurée.

Les titres tous expressifs proposés par chaque intervenant durant ces 2 jours sont d’ailleurs révélateurs de l’intérêt de notre sujet et de l’inspiration évidente qu’il a générée. On aurait pu y ajouter encore « donner sa langue au chat », évoquer la menace faite aux enfants trop bavards de leur couper la langue, l’envie irrésistible pour les enfants effrontés de tirer la langue, signe d’insolence et de rébellion. Quel défoulement, source de bien être et de détente, que de tirer largement sa langue en avant, à condition de le faire tout seul ! Car quel tabou sociétal !

Il faut noter également le risque fréquent de se mordre la langue par signe de nervosité, de fatigue. Et aussi « Je m’en suis mordu la langue parfois d’avoir dit une bêtise » ou « J’aurais mieux fait de me mordre la langue au lieu de parler ».

Je me demande,  à l’observer tous les jours dans les bouches de mes patients, si la langue au fond n’est pas un organe terriblement autonome. Qui me fait penser à un petit animal agile ou bien à l’inverse, à un gros monstre mou et envahissant. Mes assistantes ne me contrediront pas, elles qui bagarrent souvent contre toutes ces langues qui résistent contre l’action du miroir, qui échappent et repassent par-dessus, une force incroyable de 17 muscles d’un coup en synergie, qui poussent vers l’avant ou sur les côtés… Langue souvent  incontrôlable par le patient lui-même, qui désespère de ne pas y parvenir, souvent dépassé,  constatant avec fatalité et agacement lui-même, qu’il ne sait pas comment la maîtriser dans sa propre bouche. Qui commande : le cerveau ou la langue ? Combien de fois a été vécue la situation d’un tel patient impuissant face à sa propre langue et épuisé d’avoir lutté ? Déclenchant nausées, rejets, quand ce n’est pas peur de l’avaler ! (Evénement d’ailleurs possible lors de malaise grave, quand il y a perte de connaissance, entendre … ou perte de conscience…).

Oui, les langues n’ont pas toujours été éduquées.

La langue a pourtant un potentiel extraordinaire de souplesse. Etant ancrée sur le fragile os hyoïde, ce petit os libre, qui n’est relié à aucun autre. Quel paradoxe entre la mobilité possible de cet os fin et délicat et le constat si fréquent d’une langue puissante musculairement, mais bête. Quelle profondeur d’attache de la langue aussi : il faut se figurer la longueur globale de l’ensemble… Il suffit d’avoir une pensée pour la langue de bœuf sur l’étal du boucher… Donc la langue prend racine profondément dans la gorge, dans ce passage étroit où sont possibles émission, expression ou au contraire étouffement.

Dotée bien sûr des papilles gustatives, la langue est capable de discrimination très fine, très subtile des goûts et des saveurs, d’une épaisseur nouvelle ou gênante dans la bouche, elle perçoit la moindre aspérité… Elle intervient donc dans la respiration, la déglutition, la gustation, la palpation, dans le baiser jusqu’aux jeux sexuels et bien sûr la phonation, la parole. Double sens : langue organe et langue langage.

Et comme toute chose dans la nature et le réel, elle peut tout et son contraire, c’est –à-dire aller vers une évolution harmonieuse et perfectionnée dans toutes ses fonctions ;  mais peut tout aussi bien provoquer des désordres : de la déglutition, causer des migrations dentaires en éventail vers l’avant, provoquer des déformations des arcades, des troubles de la ventilation, des troubles phonétiques, « un cheveu sur la langue », des modifications des tissus muqueux au palais, quand l’enfant tète sa langue à la place du pouce, masturbation secrète, ou chez l’œnologue qui claque la langue pour mieux goûter et tète le vin. Elle peut aussi correspondre à une tendance perfectionniste jusqu’à  l’exagération. Ces langues qui palpent tout sans cesse, cherchent sans cesse la petite bête et chipotent …

Elle peut enfin devenir mauvaise langue : langue de pute, langue de vipère, jusqu’à la langue bifide, mutilation physique que s’infligent certains jeunes gothiques pour incarner mieux encore le serpent, le dragon, Satan… L’humain accentue l’animal au lieu de s’élever spirituellement.

Langues chargées, fissurées, crevassées, chevelues, symptômes de pathologies évoquant tellement là encore des images difficiles…

A l’opposé du symbolisme des textes sacrés qui anoblissent la langue. Langues de feu de la Pentecôte. Chez les Celtes, Ogmios comparé à une sorte d’Hercule est représenté sous les traits d’un vieil homme tirant les cordes auxquelles une multitude de gens est reliée par les oreilles à sa langue. Les Irlandais nomment ce dieu de l’éloquence Ogma. Ogma vient du sanscrit et signifie « feu », visage du soleil, visage du feu… Annick de Souzenelle elle aussi relie oreilles et langue dans un même chapitre dans son livre du symbolisme du corps humain. Il y a aussi la déesse hindoue KALI représentée avec le visage noir et la langue rouge extérieure et pendante, elle est celle qui détruit toute chose, force qui détruit les esprits mauvais aussi. Et puis le hululement des femmes musulmanes dans le chant tribal…

Un matin début septembre, tandis que je songeais à la construction de ce sujet, sur France Culture, j’entendis le chanteur dijonnais, Hubert Thiefaine, commenter à propos de Mick Jagger : je cite «  La musique sensuelle des Rolling Stones, la manière de chanter et de bouger de Mick Jagger, correspond au stade de l’oralité en psychanalyse… Jusqu’au logo, ça exprime cela… » Il était pile dans le sujet !

Comme toujours, il y a donc deux versants d’une même médaille, deux possibles :

La langue fine, agile ou la langue amorphe, molle hypertrophique,

La langue pointue ou la langue élargie

La langue de feu inspirée, ou la langue en feu qui occasionne des brûlures comme dans la glossodynie : langue qui tourne à vide, avec des pensées sombres, pathologie fréquente lorsqu’un deuil est mal vécu, dont la brûlure se manifeste comme pour appeler à une évolution toute autre vers la spiritualité, au lieu de végéter dans l’inutile.

Langue qui fait mal quand elle est mal employée à tenir des propos désagréables, quand elle nuit au lieu de parler vraiment… Ajoutez de la sécheresse buccale, au propre ou au figuré… et on ne peut plus s’étonner de ces pathologies…

Tous ces symptômes sont paradoxalement une chance, l’opportunité d’en saisir le sens et d’opérer un retournement pour explorer puis développer l’autre versant. Aussi ne condamnons pas ces patientes porteuses de glossodynie, pathologie souvent féminine, signe d’un animus non intégré. Ces femmes sont emportées par leur animus.

Quelque chose de beau peut en émerger, mais rien de bon quand le dentiste recourt à l’explication que c’est du psychosomatique au sens péjoratif !

Alors intervenons pour favoriser le retournement,  en rééduquant la langue qui a été mal éduquée ou pas éduquée du tout durant toute une vie. Intervenons aux différentes étapes du développement, à mi-chemin entre prévention et correction… Depuis l’usage du gratte langue, des massages huilés, jusqu’au recours à l’orthophoniste au moment du CP, la kiné plus tard pour réduire la déglutition atypique avec pulsion linguale persistant tardivement. L’eutonie qui au cours d’une ou plusieurs séances va permettre d’obtenir la sensation de la charpente osseuse  perçue dans la globalité, où l’on proposera alors de situer la langue dans la bouche entre les versants de la voute palatine, quelles sensations ? Crispations ou légèreté ? Langue haute ou langue basse dans la mandibule ? Comment ça se présente d’avant en arrière ?

Nous intervenons alors de façon plus élaborée, plus qu’au seul niveau fonctionnel et biologique. Car il n’y pas que du musculaire ou du physiologique en jeu ; de la tétée au positionnement adulte, la langue ne peut être repositionnée de façon mécanique seulement ou considérée sous le regard trop simple de la dermatologie buccale.  Il y a bien autre chose : quelque chose qui regarde plus haut. Et en même temps la nécessité que la langue, qui prend racine très bas anatomiquement, s’enracine dans la gorge dans un mouvement de recul  riche de sens.

De la grosse langue bête à la subtilité linguale, quel chemin possible, quel beau projet ! La langue ne doit pas tournicoter à tort et à travers au risque de se blesser, au risque de provoquer des douleurs au niveau du cou, douleurs musculaires, ligamentaires, « les boules » vous savez ! En trouvant son apaisement et sa position juste, au propre et au figuré, elle peut être cet organe tranquille et précis, le corps à l’image de l’esprit, l’esprit à l’image du corps… Elle est appelée l’Epée par Annick de SOUZENELLE… Or l’épée a double tranchant. « Les dents devant la langue sont le bouclier devant l’Epée. » Elle dit aussi que l’iconographie chrétienne met en lumière le chakra ovoïde de la gorge au niveau duquel se libèrent les énergies de l’Homme-Verbe.

Lors d’un séminaire, j’ai entendu le philosophe bien connu de nous Bertrand VERGELY répondre à la question d’un de ses auditeurs qui lui demandait s’il lui arrivait parfois de douter ! En guise de conclusion, je vous transmets sa réponse : « Quand je prépare une conférence, oui je doute. Quand j’écris, quand je vis et que je sens que ce n’est pas juste -car il faut penser et dire juste- je rectifie sans cesse. Quand c’est prêt, je ne doute plus. Le doute n’est pas hésitation, mais correction du tir. Rectifier pour ne pas rater sa cible. Ne pas parler à tort et à travers. »  Et à ce moment là, en l’écoutant, j’ai pensé à ma grand-mère qui était une campagnarde simple mais très philosophe aussi, et j’ai travaillé à notre sujet…

Toucher la cible avec la langue requiert beaucoup de précautions, tel  le maniement de l’épée…